COURS D'HISTOIRE DE LA SOCIÉTÉ DE MARIE

Auteur : Jean Coste S.M.

 

SEIZIÈME CONFÉRENCE
L'APOSTOLAT CACHÉ DES MARISTES

 

On a vu dans la conférence précédente que le P. Fondateur approfondissait le contenu de la mission de la Société en éclairant l'une par l'autre la manière d'agir de la primitive Eglise animée par Marie et la situation particulière qui s'offrait « dans les derniers temps » à l'apostolat des Maristes. Ce discernement des besoins spirituels de son époque et du type d'apostolat correspondant, le P. Fondateur l'a très souvent exprimé dans une formule devenue pour lui quasi rituelle et dont la portée dépassait de beaucoup le sens littéral des mots: Ignoti et quasi occulti in hoc mundo. Pour l'étude détaillée de cette formule, on pourra voir Acta S.M., t. 5, pp. 44-90. Partani ici d'un point de vue plus large, on s'efforcera de présenter rapidement les sources, le contenu et les applications concrètes de la notion d'apostolat caché telle que le P. Colin l'a décrite et fait pratiquer par la Société durant son généralat.

 

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AUX SOURCES DE LA NOTION D'APOS'I'OLAT CACHÉ

1. Tempérament du P. Colin.

A l'origine d'une conception qui a vraiment dominé la vie du P. Colin et qu'il a développée d'une manière aussi personnelle, il est normal que l'on remonte jusqu'à son tempérament, qui n'a pas pu ne pas jouer en ce domaine un rôle déterminant.

On a vu (13e conférence) que le tempérament de base du P. Colin est celui d'un passionné, c'est-à-dire d'un homme qui cherchera d'une manière ou d'une autre à réaliser dans le monde où il se trouve quelques grandes idées qui résument sa vie. Rien là dedans n'annonce, au contraire, une prédilection pour la vie cachée.

Mais les chocs psychologiques subis dès l'enfance par Jean-Claude Colin (perte de ses parents à l'âge de quatre ans, éducation sévère) ont produit très vite chez lui une émotivité excessive entraînant repliement sur soi, inhibition dans les rapports sociaux et goût de la solitude. Sa constitution maladive ne pouvait qu'accroître l'inadaptation au rude milieu ambiant. C'est dans son univers intérieur déjà très riche que l'adolescent se sentait à laise. Il aurait voulu vivre dans les bois avec Dieu seul (cf. doc. 499, i, j). Cette nostalgie le poursuivra toute sa vie, et c'est là que s'originent sa crainte des rapports sociaux, son goût de l'incognito et d'une vie matériellement soustraite aux regards des hommes, toutes choses qui influeront nécessairement sur sa conception d'un apostolat caché (cf. docc. 433; 487; 506).

Par ailleurs, la secondarité très marquée de Jean-Claude Colin, unie à cette émotivité un peu craintive et à sa volonté réalisatrice, le prédisposait à user d'habileté et de calcul dans l'obtention à longue échéance des fins qu'il se proposait. Fidèle en cela à son atavisme paysan, le P. Colin saura cacher son jeu et user par ailleurs d'une grande souplesse diplomatique. Inévitablement, quand il mettra en lumière le bien que l'on peut faire en restant caché, le fondateur basera en partie ses conseils sur son expérience personnelle et donc sur ce trait de tempérament qui, comme tel, n'est nullement lié à l'esprit marial.

Certaines préventions que l'on a parfois contre l'esprit de l'inconnu et caché viennent de ce que, dans les allocutions spontanées où il en parlait, le P. Fondateur mêlait naturellement à ses conseils spirituels beaucoup de son tempérament. Ce dernier peut plaire ou ne pas plaire: il est ce qu'il est, et on ne pouvait se dispenser de mettre en relief son influence avant d'en venir aux autres sources de l'esprit de vie cachée par lequel le P. Fondateur a caractérisé l'apostolat mariste.

2. Ambiance lyonnaise.

Moins important, mais non négligeable sans doute pour une pleine compréhension de notre esprit de vie cachée, apparaît le fait que la Société a pris naissance à Lyon et non à Marseille comme les Oblats de Marie ni à Turin comme les Salésiens.

Lyon, ville pieuse et ville d'affaires (un mélange de Rome et de Manchester, a-t-on pu dire), est aussi la ville du brouillard et des façades grises. C'est une cité secrète longue à se livrer, où les appartements sont d'autant plus riches que la porte d'entrée en est plus cachée et plus ordinaire, où les oeuvres les plus efficaces et les hommes les plus influents ne redoutent rien tant que la publicité, n'aspirant qu'à la « considération » du milieu très particulier dans lequel ils vivent. C'est le terrain d'élection du mysticisme littéraire et politique mais surtout religieux, la ville qui en vingt ans, de 1814 à 1834, après avoir formé un saint Jean-Marie Vianney, verra naître sur son sol, outre les Maristes, les frères du Sacré-Coeur, les religieuses de Jésus-Marie, les clercs de Saint-Viateur, l'oeuvre de la Propagation de la foi, toutes fondations d'extension mondiale, sans compter un grand nombre de congrégations de moindre envergure. Enfin et surtout, Lyon est depuis le moyen âge une ville mariale, surmontée par le sanctuaire de Fourvière et qui doit sans doute à cette dévotion à Marie un peu de sa pudeur religieuse et de sa piété profonde et discrète.

Caractéristiquc de ces divers aspects du tempérament et de la piété lyonnais est la congrégation de la sainte Vierge, congrégation mariale de laïcs qui s'entoure d'un secret absolu et dont les membres se trouvent pratiquement à la tête des principales oeuvres lyonnaises. Occulte à son origine pour échapper à la police napoléonienne, elle n'a pas cru devoir se départir par la suite de ses rigoureuses consignes de secret et constitue l'exemple typique d'une association dont l'influence est d'autant plus grande que non seulement ses membres mais leur association même est plus inconnue du public. Empressons-nous de dire que le P. Colin n'a jamais entendu l'Ignoti et occulti dans le sens d'une oeuvre secrète de la sorte, mais l'existence de celle-ci est typique d'un climat dans lequel il a baigné lui-même. M. Cholleton, le protecteur de la Société naissante, fut pendant vingt ans le directeur spirituel de cette congrégation, à laquelle appartinrent, avant leur entrée dans la Société, un P. Mayet et la plupart des frères tertiaires réunis par M. Pompallier.

3. Spiritualité de la vie cachée.

Dès le moyen âge, on a parlé de vita occulta pour désigner la vie de Jésus à Nazareth, et on en a tiré un programme de vie spirituelle (cf. Simon Fidati de Cassia).

Dans la perspective de l'école française de spiritualité, cette notion de vie cachée exprime volontiers l'état d'abaissement du Verbe incarné si cher à la méditation des maîtres de cette école. Jésus, en ce sens, fut caché toute sa vie, et le chrétien doit s'efforcer d'adhérer à cette disposition intime du Sauveur. Le verset de Col. 3, 3 : Vita vestra abscondita est cum Christo in Deo, sert à exprimer cette notion d'une vie cachée entendue dans un sens tout intérieur et mystiquc.

Dans un de ses ouvrages intitulé La vie cachée avec Jésus en Dieu, Henri Baudon a longuement développé cette spiritualité. On ne sait si le P. Colin a lu ce livre, qu'il n'a jamais cité. Mais on sait qu'il avait été profondément marqué par d'autres ouvrages du même auteur (cf. docc. 499, 1; 674, §§ 1 et 2) dans lesquels il trouvait substantiellement la même doctrine. Les chapitres de spiritualité de la règle des soeurs maristes rédigée par le P. Fondateur de 1854 à 1856 et qui comptent parmi les rares pages spirituelles écrites par lui, tendent à cette identification entre vie intérieure et vie cachée conçue comme union aux dispositions intéricures de Jésus et de Marie.

Sous son généralat, le P. Colin n'a pas parlé de vie cachée en ce sens-là mais dans un contexte beaucoup plus apostolique. La préoccupation dominante du moment était en effet de créer entre tous les Maristes une manière de faire commune dans l'exercice du ministère. Mais il n'en reste pas moins que, par sa formation première, le P. Fondateur se trouvait sensibilisé à un idéal spirituel de vie cachée et que sa conception de la vie mariste s'en est nécessairement ressentie. Le thème de Nazareth est là pour témoigner que, dès le généralat, le P. Colin envisageait la vie cachée non seulement comme une nécessité apostolique, mais comme une exigence interne de solidité et de croissance spirituelle pour la Société (cf. Acta S.M., t. 6, pp. 324-325 et 328-329).

4. L'inspiration de Cerdon.

Influence du tempérament, d'une formation sacerdotale dans l'ambiance lyonnaise et d'une spiritualité centrée sur les vertus cachées, tout cela se mêlait sans doute chez le jeune vicaire de Cerdon pour le porter à envisager son action sacerdotale sous l'angle d'une grande discrétion, d'une solide vie intérieure et d'une existence aussi retirée que possible.

C'est là-dessus que vint se greffer un jour ce qui devait rester pour le P. Fondateur une des illuminations majeures de sa vie: « Quand Dieu parle à une âme, il dit beaucoup de choses en peu de mots, ainsi ces paroles: Inconnu et caché dans le monde ». On voit sans peine que cette illumination, loin de constituer pour l'abbé Colin la découverte soudaine d'un idéal de vie cachée, a dû cristalliser, au contraire, des aspirations latentes en lui et lui faire entrevoir comment le fait même d'être caché pourrait constituer pour lui-même et les Maristes à venir la manière de s'insérer dans le monde que Dieu désirait leur voir adopter. Voir là-dessus Acta S.M., t. 5, pp. 46-52.

A partir de ce jour-là, le P. Foudateur n'a cessé d'approfondir cette intuition, qui allait devenir la formule même de l'apostolat mariste. Mais on ne peut comprendre cette dernière qu'après avoir examiné un autre élément plus important encore que tous les précédents pour la compréhension de l'idéal de l'apostolat caché, à savoir sa parfaite correspondance avec les besoins de l'époque dans laquelie vivait le P. Colin.

 

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ACTUALITÉ D'UN APOSTOLAT CACHÉ

l. Témoignages de contemporains.

A l'issue de la tourmente révolutionnaire et de l'empire, l'Eglise de France se trouvait solidement reconstituée dans le cadre du concordat napoléonien. Evêques et curés jouissaient d'une autorité incontestée comme représentants d'un culte qui faisait corps avec la vie de la nation. Mais dès qu'il s'agissait d'activités impliquant un certain prosélytisme, une emprise de l'Eglise sur les intelligences, une intervention sur le plan des moeurs et des institutions, comme c'était le cas dans les domaines délicats des missions intérieures et de l'éducation, l'opinion publique se montrait facilement ombrageuse. Spécialisés dans ces tâches auxiliaires, les religieux se trouvaient en butte à une opposition sourde et avaient besoin d'une grande prudence et discrétion dans l'exercice de leur apostolat. Le nom seul de religieux indisposait et constituait un obstacle plus qu'une aide à l'apostolat. Il faut écouter là-dessus le témoignage de quelques contemporains.

Interrogé peu après la restauration de 1815 sur les possibilités qu'aurait l'institut des Jésuites de se reconstituer en France, le roi Louis XVIII avait répondu, par l'intermédiaire de son confesseur: « Que les pères ne reprennent ni le nom ni l'habit de la Compagnie; qu'ils s'occupent sans bruit de leurs affaires, et ils n'ont rien à craindre ».

En 1821, parlant d'un projet de fondation religieuse féminine qui allait devenir l'institut des dames de Nazareth, le P. Roger, s.j., le décrivait ainsi aux futures fondatrices:

Point de nom, point même d'habit religieux si l'on veut, mais l'esprit, mais le coeur tout à Dieu; rien de saillant, rien de remarquable; qu'on ne parle pas de nous, qu'on ne nous connaisse même pas; tout dans le silence et l'obscurité: c'est ainsi que doit se faire l'oeuvre de Dieu. On aime l'éclat et l'appareil maintenant, tout ce qui frappe les sens; c'est le goût du siècle. Il faut donc que notre esprit, pour être en opposition avec son orgueil, soit dans l'humilité et la petitesse.

Le P. Roger avait été le fondateur de la fameuse congrégation de la sainte Vierge de Lyon dont on a dit un mot plus haut. Avec lui, on voit se fondre dans l'idée de vie cachée une spiritualité de l'anéantissement et du sacrifice puisée aux meilleures sources de l'école française, un sens aigu de la conjoncture politique du moment et uu discernement plus large encore de la manière la plus adaptée de réagir contre les tendances de l'époque. On est là très proche du P. Colin.

Après la réaction anticléricale de 1830 et l'avènement de la monarchie de juillet à tendances libérales, la situation des religieux devint plus délicate encore et plus urgente pour eux la nécessité de faire le bien d'une manière cachée. On peut écouter là-dessus le témoignage du nonce à Paris en 1838: « ... les instituts religieux, anciens et nouveaux, doivent agir en France, dans l'état actuel. des choses, avec beaucoup de prudence et de circonspection et faire le bien qu'ils peuvent sans se soucier de faire parler d'eux. Nous avons ici par exemple les pères jésuites et les pères de la Miséricorde qui font réellement beaucoup de bien, mais ils le font précisément en n'ayant, pour ainsi dire, pas l'air d'exister ».

2. Apostolat caché et crise religieuse.

Ce contre quoi se heurtaient les congrégations religieuses du temps du P. Colin était donc en partie une situation politique propre à la France de son époque. Mais cette situation politique elle-même n'était qu'une manifestation d'une crise religieuse profonde, celle d'une civilisation qui avait été totalement chrétienne et qui s'émancipait de la tutelle de l'Eglise en revendiquant son autonomie.

En prenant ombrage de la moindre imprudence commise en chaire par un missionnaire, de la prise de position politique de tel membre du clergé, en s'alarmant des signes de richesse ou de l'expansion de telle congrégation religieuse, en protestant contre tel refus de sépulture religieuse décrété par l'autorité ecclésiastique, l'opinion libérale des années 1830 ou 1840 traduisait le ressentiment profond de milieux encore nominalement catholiques mais impatients de secouer la prépondérance ecclésiastique qui caractérisait l'ancien régime et apparaissait comme l'obstacle principal à l'épanouissement d'une civilisation de liberté.

Non sans raison, des sociologues religieux ont comparé cette crise des pays de vieille chrétienté à la crise de l'adolescent qui cherche à affirmer sa personnalité en rejetant les idées du milieu familial. Ici comme là, on a affaire à une susceptibilité hypersensible vis-à-vis de tout ce qui ressemble de loin à une ingérence, à un complexe de supériorité, à I'imposition de l'extérieur d'une manière de penser et d'agir. Il serait aisé de montrer comment une crise de la sorte a caractérisé ou caractérise encore la plupart des pays traditionnellement catholiques, où l'Eglise se trouve en présence d'une civilisation qui de plus en plus revendique son autonomie même si elle ne se construit pas délibérément en dehors de la foi.

Dans les pays où l'Eglise n'a jamais été organiquement unie à l'Etat et où existe une pluralité de confessions religieuses, le problème se pose sans doute d'une manière bien différente, et le climat particulier dans lequel est née la notion même d'apostolat caché y est peut-être plus difficile à imaginer. Mais il n'est probablement guère d'endroit au monde où le rythme effréné de la civilisation contemporaine n'entraîne cette crise religieuse dont on a pu dire ce nos jours qu'elle est « générale, universelle, planétaire ». En ce sens-là, la situation avec laquelle avait à compter le P. Colin n'a fait que gagner en extension. Partout où la désaffection religieuse commence à se manifester, où les fidèles eux-mêmes, sentant leur foi remise en question, supportent impatiemment l'emprise de l'Eglise sur leur vie et se montrent à son égard d'une susceptibilité inquiète, partout où la croyance est minée de l'intérieur par une revendication d'autonomie et d'indépendance, on peut dire qu'il y a crise religieuse et donc nécessité d'un apostolat caché. Comme en face d'un adolescent en crise, il s'agit avant tout de comprendre et d'aimer, d'éviter tout ce qui peut heurter inutilemeni ou éteindre par imprudence la mèche qui fume encore; il s'agit de savoir ne pas s'imposer mais s'effacer en sachant sacrifier toute idée de réussite rapide ou de succès personnel. C'est là précisément ce que le P. Colin voulait dire par son Ignoti et occulti.

 

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LA FORMULE « IGNOTI ET OCCULTI » ET SON CONTENU

Préparé par son tempérament et son éducation à une forme d'action discrète et cachée, confirmé dans cette orientation par les inspirations intérieures reçues à Cerdon, le P. Colin était bien placé pour comprendre la susceptibilité particulière de son époque et faire, pour ainsi dire, la théorie de la forme d'apostolat qu'elle requérait. C'est ce qu'il n'a cessé de faire durant les exhortations orales de son généralat, rappelant sans cesse sa formule-clef Ignoti et quasi occulti, qui constituait pour lui une manière commode d'évoquer toute une conception apostolique dépassant de beaucoup la littéralité de l'expression.

Reprenant ici les conclusions de l'étude parue dans les Acta S.M., on rappelle les grandes lignes de cette conception :

1) Paraître ignoti et quasi occulti in hoc mundo ne constitue pas pour les Maristes un but, un objectif final à atteindre. Ces mots ne représentent pas la devise (motto) de la Société, qui reste A.M.D.G. et D.G.H. Ils expriment une manière d'agir caractéristique qui est à la fois la conséquence d'une attitude intérieure très surnaturelle et le moyen de faire un bien plus grand en écartant de nombreux obstacles apostoliques.

2) Le souci d'être inconnus et cachés ne peut donc en aucune manière induire les Maristes à s'abstenir de telle ou telle oeuvre. Le P. Fondateur a expressément rappelé que l'attitude apostolique à laquelle il songeait pouvait être vécue dans toutes les formes de ministère: Quamvis omnibus ministeriis... ignoti tamen et quasi occulti... Ceci vise aussi bien la tentation de lâcheté qui voudrait couvrir de l'Ignoti et occulti une peur naturelle de l'action ou un refus de lutter et de prendre des initiatives, que l'autre conception plus généreuse qui voudrait limiter l'apostolat mariste aux oeuvres auprès des pauvres et des déshérités. Le P. Fondateur a exprimé en faveur de ces oeuvres un net principe de préférence, mais n'y a pas limité l'apostolat de la Société.

3) Loin d'être pour cet apostolat un principe de limitation, l'Ignoti et occulti représente au contraire pour lui une aide précieuse. C'est le moyen par lequcl les prêtres maristes pourront écarter les obstacles qui ralentissent ou rendent stérile le travail apostolique. Parce qu'on ne parlera pas d'eux, qu'ils ne donneront pas prise aux récriminations, qu'ils ne se soucieront pas de leur triomphe personnel, ils pourront à la fois désarmer les préventions des incroyants ou la susceptibilité de certains fidèles, conserver la bienveillance des évêques et des curés, vrais responsable.s de l'évangélisation, et atteindre des âmes qui autrement se seraient repliées sur elles-mêmes.

4) A ce résultat, les Maristes ne parviendront pas en adoptant une manière de faire occulte, en s'entourant d'un secret impénétrable et en fuyant tous contacts sociaux. Paraître inconnu et caché doit être la conséquence naturelle et spontanée d'une attitude intérieure faite d'une profonde humilité de coeur, d'une grande prudence surnaturelle et d'une modestie habituelle. Ne comptant que sur Dieu, n'ayant en vue que le bien des âmes qu'il a devant lui et cherchant à s'interposer lui-même le moins possible, le Mariste passera normalement inaperçu sans avoir jamais cherché à le faire exprès. C'est pour nourrir cette attitude intérieure que l'exemple de Marie au milieu des apôtres et celui du foyer de Nazareth sont particulièrement précieux, la mission de la Société consistant précisément à apporter aux problèmes de l'époque un type de réponse inspiré du mystère de Marie et des origines chrétiennes.

 

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APPLICATIONS

Pour aider à comprendre la manière dont le P. Colin a vécu et enseigné l'apostolat caché, on donne ici quelques exemples concrets, en se référant autant que possible à des textes figurant dans la Doctrine spirituelle ou cités dans les articles des Acta S.M.

Comme exemple de la manière d'agir du P. Colin avec des gens en pleine crise religieuse, on ne peut que renvoyer aux admirables pages de la Doctrine spirituelle (pp. 100-102) dans lesquelles le P. Fondateur décril l'attitude qu'il avait adoptée à Lyon envers les étudiants. Pour bien comprendre ce texte, il faut se souvenir que le délai de l'absolution et l'éloignement de la communion étaient de règle alors envers toute âme ayant contracté une certaine habitude du péché. On remarquera le souci d'accueil, de compréhension, la préoccupation de respecter la croissance spontanée de la foi. Bien que le P. Fondateur n'ait pas mentionné à cet endroit l'Ignoti et occulti, on a là un magnifique exemple de ce que pouvait représenter en positif l'attitude apostolique qu'il évoquait habituellement par ces mots.

Voyons un peu maintenant comment la spiritualité dc l'Inconnu et caché constitue un efficace moyen d'apostolat, en écartant les obstacles à un bien plus grand dans la vigne du Seigneur. Distinguons pour cela obstacles personnels, communautaires et apostoliques.

l. Obstacles personnels:

- combien d'échecs et de timidités dans l'apostolat ne viennent-elles pas de ce qu'on se regarde soi-même en supputant ce que l'on est capable de faire, alors qu'en réalité c'est la force de Dieu qui convertit. La véritable humilité de coeur supprime cette pusillanimité (cf. Acta S.M., t. 5, p. 82);

- la vanité, la suffisance, la confiance excessive donnée aux moyens humains sont aussi une source de stérilité dans l'apostolat. Sur ce dernier point particulièrement, le P. Fondateur a été très net:

Dans la Société, on doit être quasi ignoti in hoc mundo. C'est là un grand point pour nous. Cet esprit nous porte à ne pas compter sur les hommes. Entendez bien ce que je vais vous dire: Je suis convaincu que Dieu ne bénira pas la Société si nous comptons sur les moyens humains. Ce point, je le répète, quasi ignoti in hoc mundo, doit avoir une grande influence sur toute notre conduite (MAYET 7, 676).

2. Obstacles communautaires:

- si l'apôtre, par son orgueil, son manque de confiance en Dieu, peut être un obstacle au bien, les communautés aussi, par leur richesse, leur manière bruyante d'agir et de se mettre en avant, peuvent constituer un impedimentum majeur;

- sur le scandale causé par la richesse des communautés religieuses et spécialement de leurs bâtiments, voir les textes cités en Acta S.M., t. 6, pp. 356-358;

- sur la mauvaise impression créée par le genre trop encombrant de certaines congrégations religieuses, ibid., t. 5, p. 74;

- sur la publicité inopportune donnée à la Société à l'occasion du sacre d'évêques maristes:

Je n'aime pas le bruit. Mgr Douarre, évêque d'Amata, après lui Mgr de Sion sont allés officicr ici et là, prendre des repas ici et là... Si jamais je refais des évêques, je les envoie se faire sacrer à Sydney, car nous devons être ignoti et quasi occulti. Tout cela éveille l'attention (MAYET 3, 222).

3. Obstacles apostoliques:

Enfin, même avec les meilleures intentions du monde, un apôtre peut devenir un obstacle au bien par le caractère intempestif de son zèle. Le P. Fondateur était très éveillé sur ce danger et a attiré plus d'une fois sur lui l'attention des confrères:

- sur les inconvénients d'une piété trop ostensible et trop affectée, d'une tendance à parler de Dieu à tout propos, cf. Acta S.M., t. 5, pp. 66-68;

- sur le mal que peut faire la prédication sans ménagements de certaines vérités chrétiennes, sur la nécessité de ménager, en chaire et en matière de refus de sacrements, la susceptibilité d'une population, cf. ibid., p. 84;

- sur l'attitude générale à tenir dans la prédication pour éviter de blesser les auditeurs, ibid., p. 70, et Doctrine spirituelle, pp. 84-89;

- sur l'attitude à tenir au confessionnal, cf. Doctrine spirituelle, pp. 90-99. Ces chapitres ne sont fondamentalement pas autre chose qu'une application des grands principes de l'apostolat caché.

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Profondément rnarqué par une personnalité, un pays, une époque, l'apostolat caché tel que le P. Colin l'a entrevu ne paraît cependant pas destiné à disparaître avec eux. Non seulement il comporte d'authentiques valeurs spirituelles et mariales qui sont de tous les temps, mais la crise religieuse qui appelait ce nouveau mode d'action n'a cessé de gagner en ampleur et en extension. Certes, d'autres attitudes apostoliques sont possibles et même nécessaires, mais la vocation et la mission de la Société de Marie sont de témoigner dans l'Eglise de la valeur d'un apostolat à base d'humilité, d'accueil et d'effacement. On ne peut à ce propos que répéter avec le P. Fondateur: « Ce n'est pas que je condamne ceux qui prennent une autre voie pour faire aimer Dieu, pour travailler à sa gloire: ils font bien puisque c'est là l'esprit de leur vocation; chacun doit se conformer à l'esprit de sa vocation. Tout le monde n'est pas appelé à être mariste. L'Eglise serait bien à plaindre si elle n'avait pour la servir que les petits Maristes. Mais l'esprit de notre Société est différent. Nous devons faire comme notre Mère » (MAYET 1, 184-185).