COURS D'HISTOIRE DE LA SOCIÉTÉ DE MARIE

Auteur : Jean Coste S.M.


TROISIÈME CONFÉRENCE
LE PROJET DU GRAND SEMINAIRE

Principaux documents à consulter:

OM 1, pp. 167-223. OM 2, docc. 551, §§ 1-5; 591, §§ 5-10; 655; 718, §§ 9-19; 750, §§ 1-6; 757, §§ 1-2; 762. OM 3, doc. 868.

VENUE DE JEAN-CLAUDE COURVEILLE A LYON

A l'automne qui suit son inspiration du 15 août 1812, Jean-Claude Courveílle entre en philosophie au grand séminaire du Puy, simple annexe de celui de Saint-Flour, le diocèse du Puy ayant été supprimé par le concordat et incorporé à ce dernier. Usson-en-Forez appartenant depuis le concordat au diocèse de Lyon, c'est au grand séminaire de Lyon que le jeune homme aurait dû entrer. Mais les liens sentimentaux avec le Puy ont plus de force pour lui, surtout depuis les grâces reçues dans le sanctuaire de Notre-Dame.

Une fois au séminaire du Puy, Courveille communique son idée de Société de Marie aux directeurs, qui l'approuvent, mais il ne semble pas qu'il l'ait diffusée parmi ses confrères (cf. doc. 718, §§ 11-13).

Après une année de philosophie en 1812-13, il fait en 1813-14 sa première année de théologie. Au mois d'avril 1814, pressenti pour recevoir la tonsure avec ses confrères, il doit pour cela demander des lettres dimissoriales à l'archevêché de Lyon, dont dépend sa paroisse d'origine. Les vicaires généraux, intrigués par ce cas insolite, exigent que le sujet se présente à eux (cf. docc. 27 et 718, § 13).

Courveille se présente en effet. On le retient et à la Toussaint 1814 il entre au grand séminaire de Lyon en deuxième année de théologie. Il trouve dans la même classe Jean-Claude Colin, Champagnat, Déclas, Terraillon, etc, (cf. doc. 32). C'est là que va naître la Société de Marie.

 

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LE GRAND SÉMINAIRE SAINT-IRÉNÉE

1. Cadre et personnel.

Les bâtiments, aujourd'hui détruits, étaient situés place Croix-Pâquet, à l'emplacement de l'actuel funiculaire de la Croix-Rousse (cf. OM l, fig. 1).

Depuis sa fondation au XVIIe siècle, ce séminaire était tenu par les Sulpiciens. Mais la Compagnie de Saint-Sulpice ayant été dissoute par Napoléon en 1811, les Sulpiciens avaient été remplacés à Lyon par des prêtres séculiers formés par eux et attachés à leurs traditions. Le supérieur est alors M. Gardette, confesseur de la foi sous la révolution et ancien supérieur du petit séminaire de Saint-Jodard au temps où s'y trouvait Jean-Claude Colin; le directeur spirituel, M. de la Croix d'Azolette; le professeur de dogme, M. Simon Cattet; le professeur de morale, M. Cholleton; l'économe, M. Menaide; le professeur de liturgie et de cérémonies, M. Mioland.

On notera l'extrême jeunesse du corps professoral: MM. Cattet et Cholleton, à la Toussaint 1814, ont vingt-six ans et demi; M. Mioland vingt-six. De nombreux séminaristes, dont Déclas et Courveille, sont plus âgés qu'eux.

 

2. Courants d'idées.

De forts courants de pensée agitent le séminaire, l'un des plus nombreux (deux cent cinquante élèves) et des meilleurs de France.

- L'enseignement est à l'unisson de celui qui se donne à Saint-Sulpice à Paris, c'est-à-dire empreint d'un gallicanisme et rigorisme mitigés. L'attachement du supérieur et des directeurs au Saint-Siège est très vif.

- Du point de vue politique, directeurs et élèves sont attachés à la monarchie traditionnelle, et cette ferveur royaliste est excitée par les péripéties de la première restauration (avril 1814-mars 1815), des Cent-Jours (mars-juin 1815) et de la seconde restauration (juillet 1815) (voir à ce sujet docc. 36, § 7; 37; 531; 5b2; 767).

- Du point de vue religieux, ces deux ans sont marqués par la fondation des Missions de France par MM. Rauzan et Forbin-Janson, la réorganisation en France de la Compagnie de Jésus, qui vient d'être rétablie dans tout l'univers par Pie VII le 7 août 1814, et celle des Lazaristes. Le vent est à la restauration religieuse en même temps que politique, et ce principalement par les missions intérieures.

- Une fermentation de projets généreux fait écho dans le séminaire à ce réveil religieux. Un groupe rêve de s'agréger à la Compagnie de Jésus; Louis Querbes en fait partie, qui fondera plus tard les clercs de Saint-Viateur. Par la diffusion d'une feuille très habile intitulée Pensée pieuse (cf. doc. 33), le vicaire général Bochard essaye de drainer les bonnes volontés vers une société nouvelle qu'il veut diocésaine et qui prendra corps en 1816 sous le nom de société de la Croix de Jésus. On comprend le mot du P. Colin : "Que de fois on a voulu m'associer tantôt à une oeuvre tantôt à une autre. Mais dès que l'abbé Courveille manifesta le projet d'une Société de Marie, je me dis : " Voilà qui te va!" et je m'unis à eux " (cf. doc. 819, § 9). C'est la modalité de la diffusion de ce projet qu'il faut étudier maintenant.

 

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DIFFUSION DU PROJET MARISTE

Courveille fit part pour la première fois de son projet à Etienne Déclas, vocation tardive comme lui, au cours de l'année scolaire 1814-15. En un premier temps, il se contenta de sonder les intentions de son confrère en lui demandant s'il serait prêt à faire avec lui des missions dans les campagnes, à l'imitation de s. François Régis, l'apôtre du Vivarais et du Velay, très populaire dans la région (cf. doc. 591, § 7, et notes). Cette première ouverture eut lieu un mercredi, jour de congé, à la suite d'une lecture de la vie de s. François Régis, pendant que Déclas coupait les cheveux à Courveille. Vers la fin de la même année scolaire, ce dernier révéla à son ami le projet de fondation avec ses principales caractéristiques (ibid.).

 Après les vacances, durant l'année scolaire 1815-16, la diffusion proprement dite de l'idée commence. Déclas en parle à Terraillon et à Jean-Claude Colin. Courveille contacte directement Champagnat et quelques autres.

Entre adeptes, on commence à se réunir. Pour cela on a besoin d'une protection officielle que M. Cholleton, le jeune professeur le plus en vogue, directeur spirituel de Courveille, Colin et bien d'autres, n'hésite pas à donner. Il prête sa chambre au grand séminaire (au troisième étage, n. 34) et à la masion de campagne, où les séminaristes vont passer chaque semaine une journée de détente. Mais aux beaux jours on se réunit aussi dans les bosquets de cette propriété (cf. OM 2, p. 669).

 

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CONTENU DU PROJET

1. A la base du projet dont s'entretiennent ainsi les premiers aspirants à la Société de Marie, il faut placer évidemment la révélation du Puy. Nous la connaissons par un texte de quarante ans postérieur, mais en 1815 elle n'était pas encore figée dans cette forme littéraire. Courveille l'évoquait sans doute avec tout un luxe d'images, de développements annexes, d'applications. Il est normal que les auditeurs aient été frappés qui par un point, qui par un autre, de ce message communiqué par le bénéficiaire avec la flamme qui le caractérisait.

- Étienne Terraillon a surtout retenu le parallèle entre Société de Jésus et Société de Marie, appuyé sur le symbolisme des deux autels (cf. docc. 705 et 750, § 5).

- Jean-Claude Colin dut être frappé par l'idée d'un rôle de Marie dans les derniers temps parallèle à celui qu'elle avait eu sur la terre. C'est sans doute là l'origine de la phrase fameuse sur le rôle de Marie dans l'Eglise naissante et à la fin des temps qu'il citera souvent en l'attribuant à une révélation faite avant 1815 (cf. Acta S. M., t. 5, pp. 262-280).

2. A cette donnée de base venaient s'ajouter d'autres révélations ou confidences mystérieuses de Courveille. Parlant de l'activité de ce dernier au grand séminaire, le P. Colin dira plus tard: « Il passait pour un séminariste pieux, et lui-même, dans son langage mystérieux, laissait facilement soupçonner qu'il recevait des communications célestes » ( cf. doc. 819, § 5 ) .

- Parmi ces communications il faut sans doute compter la prophétie suivant laquelle la Société de Marie devait s'épanouir sous le règne du roi très chrétien (cf. doc. 425, § 12), prophétie dont le P. Colin attendra encore la réalisation sous son généralat (cf. docc. 437, § 1; 575, § 1) et à laquelle il sera fait allusion dans le formulaire d'engagement (doc. 50).

- Connexe à la précédente est la fameuse phrase sur la Société « vue sous l'emblème d'un arbre à trois branches » qui préoccupera tant le P. Mayet (cf. docc. 425, § 12; 591, § 2). L'erreur de l'annaliste est d'avoir cru à une authentique vision et pensé que c'était sous cette forme qu'avait été donnée la première idée de la Société. Sur ce point il s'attirera les démentis de M. Cholleton (cf. doc. 655, § 2) et de dom Courveille (doc. 714). Il reste que ce dernier au séminaire avait fort bien pu parler de la Société comme symbolisée par un arbre à trois branches, quitte à oublier par la suite ce détail, dont le P. Colin se serait souvenu en lui attribuant une valeur prophétique.

3. Sur la structure de la Société à laquelle songeaient nos aspirants, on ne possède pas de témoignage direct. L'insistance sur l'image des trois branches suggère cependant que dès lors on envisageait un ordre formé sur le modèle des grands ordres anciens, Dominicains, Franciscains, Carmel, qui comprennent à la fois des pères, des soeurs et un tiers ordre.

- Effectivement, dès les premières années de son ministère, on verra l'abbé Courveille se préoccuper d'un tiers ordre ; (cf. doc. 105, § 1) et réunir des Soeurs de Marie (cf. doc. 132).

L'abbé Colin, de son côté, fait venir à Cerdon dès 1817 les deux premières soeurs maristes (cf. doc. 759, § 7) sans qu'aucun des témoins de la période des origines ait jamais présenté cela comme l'adjonction au projet d'une branche non prévue au départ. On peut donc considérer que dès le séminaire le projet mariste comprenait bien les trois branches des ordres religieux traditionnels.

- A ces trois branches l'abbé Champagnat, éveillé depuis son enfance sur le problème de l'instruction primaire dans les campagnes (cf. doc. 755), demanda que fût ajoutée une branche de frères, ce qui lui fut concédé, à charge à lui de s'en occuper (cf. doc. 757, § 2). Vingt et un ans plus tard, se référant à cette mission reçue au séminaire, il remettra entre les mains du P. Colin « la branche des frères maristes, qui m'avoit été confiée en mil huit cent seize » (cf. doc. 416, § l ).

- Quant aux ministères prévus pour ces différentes branches, et notamment celle des prêtres, aucun témoignage ne les précise. Le formulaire d'engagement dont il va être question (doc. 50) parlera de sauver « modis omnibus animas », ce qui laisse le champ aussi ouvert que possible. Eut-on dès ce moment en vue les missions étrangères? Il semble difficile de le déduire du seul mot cruciatus qui figure dans le même formulaire, malgré l'allusion au martyre qu'il contient.

4. Sur l'esprit de la congrégation en projet, on n'est guèrc renseigné que par le P. Terraillon (cf. doc. 750, § 5). Il ressort de son allusion à la famille de Marie d'une part et aux besoins des peuples d'autre part que dès ce moment les futurs Maristes vivaient d'une double référence mystique et apostolique que l'on trouvait déjà dans la révélation du Puy et qui sera à la base tant du n. 1 de nos constitutions que des exhortations du P. Colin sous son généralat. Les Maristes sont choisis par Marie, qui leur donne son nom afin qu'ils fassent le bien comme elle dans le monde où ils se trouvent. Quant à l'angle sous lequel on envisage la Vierge, c'est surtout, semble-t-il, celui de l'humilité, sans qu'il faille pour autant supposer qu'ait été dès lors dégagée une spiritualité de la vie cachée qui paraît constituer l'apport personnel de Jean-Claude Colin (cf. OM 2, p. 670, note 1). On relèvera enfin dans le doc. 50 une belle déclaration de fidélité au Saint-Siège. C'est vraiment notre Société, avec certaines de ses plus précieuses caractéristiques, qui est en germe dans ce projet du séminaire.

 

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LE FORMULAIRE D'ENGAGEMENT

Au cours de l'année scolaire 1815-16, le nombre des adhérents au projet mariste s'éleva jusqu'à quinze (cf. doc. 591, § 8) et ce succès n'alla pas sans inquiéter le supérieur, M. Gardette. Ce dernier ne semble pas avoir interdit positivement les réunions mais manifesté une réserve qui imposait discrétion et prudence. Pour concrétiser l'engagement, un formulaire fut proposé à la signature des adhérents.

Douze séminaristes signèrent ce formulaire (cf. docc. 425, § l; 591, § 9). Il n'est pas facile de déterminer quand ils le firent ni qui ils étaient. En effet, la pièce originale avec les signatures ne nous est pas parvenue, ayant sans doute été conservée par l'abbé Courveille et détruite plus tard par lui avec les autres papiers cancernant la Société. Au moins seize séminaristes présents à Saint-Irénée en 1815-16 sont signalés dans des récits postérieurs comme ayant adhéré alors au projet mariste. Leurs noms ont été rassemblés dans le doc. 44. Que le nombre des candidats dépasse celui des signataires effectifs n'a rien de très étonnant, étant donné qu'on a pu facilement par la suite compter parmi les adhérents tel ou tel séminariste qui avait assisté aux réunions sans pourtant se résoudre à signer au dernier moment. On peut compter sans hésitation parmi les signataires ceux qui par la suite se rattacheront effectivement au projet mariste: Courveille, Colin, Champagnat, Déclas, Terraillon, Jacob. La détermination des autres est connexe à celle de la signature du formulaire. Quatre d'entre eux, en effet, sont signalés comme ayant quitté le séminaire au printemps (Gillibert, Pousset, Verrier, Orsel) et un cinquième (Seyve) fut absent de janvier à mai. Dans l'état actuel des recherches, il n'est pas possible d'avancer en ce domaine de conjecture vraiment probable.

Si les signataires du formulaire sont mal connus, son texte, par contre, nous est heureusement parvenu grâce à trois copies de la main de Pierre Colin. C'est le doc. 50. On est invité à le lire attentivement ainsi que l'introduction et les notes qui l'accompagnent. Sans doute ce texte eut-il comme rédacteur principal l'abbé Courveille, comme en témoignent la devise initiale, dont la forme lui est particulière, et la mention du roi très chrétien, allusion évidente à la prophétie dont il a été question plus haut. Sans doute le texte fut-il revu pour la forme par un latiniste et peut-être même pour le fond par M. Cholleton, comme semblent le suggérer la prudence et la modération de l'ensemble.

 

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LA CÉRÉMONIE DU 23 JUILLET 1816

 

Au lendemain de l'ordination de fin d'année, au cours de laquelle huit d'entre eux avaient reçu le sacerdoce (cf. introd. au doc. 49), les adhérents au projet mariste montèrent en pèlerinage à Fourvière se consacrer à Marie et mettre leur projet sous sa protection.

Sanctuaire marial vénéré remontant au moins au XIIe siècle, la chapelle est le centre de la piété mariale lyonnaise. Le geste des aspirants maristes s'insérait dans une longue tradition qui enlevait à cette démarche tout caractère singulier.Les participants à la cérémonie paraissent avoir été douze (cf. doc. 294, § 1). En principe, donc, tous ceux qui avaient, durant l'année, signé le formulaire étaient là. Vu les départs auxquels il a été fait allusion, il reste difficile, cependant, de donner des noms et même d'affirmer positivement que le nombre de douze participants n'a pas été déduit après coup de celui des signatures. On ne peut exclure également que tel confrère récemment agrégé ait pris la place de l'un ou l'autre des signataires de la première heure empêché de se joindre à ses confrères.

M. Cholleton n'assistait très probablement pas à la cérémonie, comme on semble pouvoir le déduire du silence de tous les participants qui ont fait allusion à la cérémonie et des engagements auxquels devait sans doute faire face, en ce jour de première messe, un des professeurs du séminaire qui avait le plus de dirigés.

L'abbé Courveille dit la messe assisté par M. Terraillon (signe de plus que M. Cholleton, son directeur, n'était pas là). Les autres, prêtres ou non, communièrent de sa main. Pour comprendre ce geste, il faut tenir compte à la fois du désir des jeunes prêtres de réserver leur véritable première messe pour leur paroisse (cf. docc. 750, § 6, et 623, § 2) et du symbolisme que comportait cette distribution de la communion par le chef naturel du groupe à ses disciples. Saint Ignace avait ainsi communié ses confrères après son élection le 22 avril 1541, et le P. Colin fera de même le 24 septembre 1836 ( cf. doc. 403, § 22 ). Sans prétendre que les aspirants maristes aient voulu, par ce geste, reconnaître à l'abbé Courveille le titre et la qualité de supérieur, on peut penser qu'ils n'ont pas dû exclure de cette démarche le sens d'une certaine allégeance faite entre les mains de celui qui avait le premier donné l'idée de la Société.

Le texte du formulaire d'engagement avec les signatures fut, durant la messe, placé sur l'autel, entre la pierre sacrée et le corporal (cf. doc. 750, § 6, et précisions apportées plus tard par le P. Detours d'après le P. Déclas). Le formulaire fut sans doute lu en forme de consécration commune après la messe. C'est du moins l'hypothèse la plus normale et celle que suggère fortement doc. 294, § 1.

Cette cérémonie constituait le premier acte officiel, bien que privé, posé par les aspirants maristes. L'engagement librement et solennellement souscrit marquait vraiment la naissance de ce qui jusque là n'était qu'un projet. C'est du 23 juillet 1816 que sans nul doute doit être datée la fondation de la Société. Si le rôle prééminent joué ce jour-là par M. Courveille a pu dans le passé faire hésiter à reconnaître ce fait, on ne peut que se réjouir de le voir, depuis quelques années, consacré par l'Annuario pontificio et par notre ordo mariste.